La nature cambiaire de la lettre de change, en particulier la transmissibilité de la propriété de la provision, peut induire une « illusion de garantie » (selon Fernand Derrida, D. 1992 p.248) au profit du porteur. Lorsqu'en plus, elle est acceptée et que son montant en a été consigné avec affectation spéciale, le porteur escompteur peut se penser à l'abri des conséquences du redressement judiciaire touchant le le tiré.
Dans les faits de l'affaire jugée le 8 janvier 1991 par la chambre commerciale de la Cour de cassation, un banquier avait escompté des lettres de change acceptées. Lors de leur présentation au paiement, le tiré avait refusé de payer et consigné la somme auprès d'un établissement domiciliataire avec affectation spéciale à cette créance, mais en interdisant toutefois de la verser au banquier en raison d'un litige l'opposant au tireur. Le tiré ayant été ultérieurement mis en redressement judiciaire, le banquier escompteur a saisi le juge des référés d'une demande en paiement à titre provisoire et en versement de la somme consignée. En appel, il a été débouté de sa demande.
Les deux problèmes se posant aux juges de la Cour de cassation étaient de déterminer, d'une part, si la procédure de déclaration des créances à une liquidation judiciaire était applicable à la lettre de change acceptée et, d'autre part, si la consignation du montant d'une lettre de change acceptée entre les mains d'un domiciliataire valait paiement effectif de la créance.
La Cour de cassation a confirmé la décision des juges du fond en précisant d'une part, qu'étant née avec l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, la créance devait être déclarée selon les conditions prévues par la loi de 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire, et d'autre part que la consignation avec affectation spéciale « n'est pas susceptible de valoir paiement ».
Une lettre de change, même acceptée, est considérée comme un créance ; aisni, la procédure habituelle de traitement des créances doit être appliquée en cas de procédure collective (I). La consignation de la somme avec affectation spéciale à cette créance faite antérieurement au jugement d'ouverture n'est pas davantage susceptible d'améliorer le sort du créancier d'une lettre de change, car ce mécanisme ne vaut pas paiement (II).
[u:20nxsxjh]I – L'absence de qualification privilégiée de la lettre de change au regard du droit des procédures collectives
[/u:20nxsxjh]L'admission d'une créance au passif d'une procédure collective suppose qu'elle soit antérieure au jugement d'ouverture et qu'elle existe entre le débiteur en procédure collective et son créancier ; or une lettre de change est endossée entre créanciers successifs parmi lesquels ne figure pas le tiré, ce qui peut prêter à confusion (A). De plus, l'acceptation d'une lettre de change qui renforce l'engagement cambiaire du tiré, ne peut être considérée comme étant de nature à privilégier la lettre de change par rapport aux autres créances (B).
A / L'existence indispensable d'un rapport tiré-porteur antérieur au jugement d'ouverture de la procédure collective
Pour être admise par le mandataire judiciaire, la créance doit exister antérieurement entre le débiteur et son créancier (1) ; malgré l'absence de relation directe entre le tiré et le porteur d'une lettre de change, le principe de transmission de la provision, c'est-à-dire de la dette fondamentale entre le tiré et le tireur la rend admissible par le mandataire (2).
1) Le rapport nécessaire entre le débiteur en procédure collective et son créancier
Les créanciers d'une liquidation judiciaire doivent tous déclarer leur créance au passif, avant un délai plutôt court après le jugement d'ouverture. En vertu du principe de généralité, toutes les créances doivent être déclarées, à condition qu'elles concernent bien la personne morale en situation de procédure collective et qu'elles soient antérieures à la date du jugement d'ouverture.
Or une lettre de change, en tant qu'effet de commerce, est avant tout un instrument de crédit. Ce qui peut poser des problèmes de date à partir de laquelle la lettre de change peut être acceptée au passif de la procédure collective. Le créancier peut-il faire valoir, par exemple, une lettre de change arrivée à échéance après le jugement d'ouverture ? Ou doit-il prendre en compte sa date d'émission ?
2) La transmission d'une provision concernant le tiré
La lettre de change transmet une provision aux porteur successifs. Cette provision est définie comme la dette qui existera à terme entre le tiré et le tireur, que celui-ci transmet au bénéficiaire et ainsi de suite aux endossataires successifs. Par conséquent, cette provision concerne indirectement le tiré, celui qui, dans l'arrêt de 1991, est en liquidation judiciaire. Son nom est d'ailleurs indiqué au recto de la lettre de change, conformément à l'article L.511-1 du Code de commerce, l'absence de cette mention obligatoire étant d'ailleurs sanctionnée par la nullité de la lettre de change, la mention ne pouvant être ajoutée (« régularisée ») par la suite.
Aux termes de l'article L.511-7 du Code de commerce, « il y a provision si, à l'échéance […], celui sur qui elle est fournie est redevable au tireur […] d'une somme au moins égale au montant de la lettre de change ». Si l'échéance est antérieure au jugement d'ouverture de la procédure collective, la lettre de change devra être acceptée par le mandataire judiciaire comme toute autre créance. Dans le cas contraire, le tiré pourra faire valoir l'absence de provision, et le porteur devra se retourner contre les endosseurs successifs, sauf en cas d'acceptation.
Dans le cas de l'arrêt de 1991, la date d'échéance de la lettre de change étant antérieure au jugement d'ouverture, elle est parfaitement valable en tant que créance admissible au passif de la procédure collective ; en conséquence de cette admission, le porteur escompteur ne peut en demander le paiement en dehors de la procédure normale de redressement judiciaire : il est un créancier comme les autres.
Toutefois, le fait que la lettre de change ait été acceptée interfère-t-il sur ce raisonnement ?
B / L'inefficacité de l'acceptation à doter la lettre de change d'une nature privilégiée
L'acceptation d'une lettre de change renforce l'engagement cambiaire du tiré de la payer à l'échéance (1) mais ne permet toutefois pas de la requalifier en une créance dispensée de déclaration (2).
1) Le renforcement de la créance par l'acceptation
Aux termes de l'article L.511-19 du Code de commerce, « par l'acceptation, le tiré s'oblige à payer la lettre de change à l'échéance ». L'acceptation par le tiré constitue donc un renforcement de la lettre de change, au profit du porteur et des porteurs ultérieurs. Elle apporte une garantie supplémentaire d'être payée, d'autant qu'elle laisse supposer la provision (article L.511-7 al 4 du Code de commerce). Il est donc tentant pour le porteur de faire valoir que la provision est la sienne, d'autant que le vocable habituel est celui de « propriété de la provision ». Cela reste vrai dans les limites du mécanisme cambiaire.
Le pourvoi faisait valoir la loi de 1985 précitée, dont il résultait de la conjonction des articles 108 et 109 (abrogés), que le paiement d'effets de commerce effectués après le jugement d'ouverture de la procédure collective, alors que leur échéance était antérieure, est valable, « même si ceux qui ont traité avec le débiteur ont eu connaissance de la cessation des paiement ». On peut se demander si, dans le cas de la procédure colective ouverte contre le tiré, le porteur doit être considéré comme ayant « traité » avec lui, puisqu'a priori, il ne le connaissait pas avant d'avoir escompté le lettre de change.
2) L'absence de requalification de la créance cambiaire par l'acceptation
Le juge de cassation, dans l'arrêt de 1991, refuse de reconnaître à la lettre de change une nature plus avantageuse que les autres créances ; il nie ainsi que l'acceptation puisse garantir le paiement d'une lettre de change au sens du droit des sûretés, même en cas de procédure collective. Il qualifie la lettre de change de « créance » et précise qu'elle « doit être déclarée dans les conditions prévues aux articles 50 et suivants de la loi de 1985 ».
Par cette décision, le juge ramène le créancier muni d'une lettre de change au statut de simple créancier d'une personne morale avec laquelle il n'avait aucun rapport commercial ; de complètement inconnu lors de l'émission de la lettre de change, le tiré devient le débiteur imposé, dont la liquidation judiciaire n'était probablement pas connue du porteur. Or, l'hypothèse selon laquelle la force cambiaire de l'effet de commerce aurait pu produire des effets favorables au porteur en cas de procédure collective méritait d'être soulevée. En effet, tant l'indépendance matérielle entre le tiré-débiteur et le porteur-créancier que la force cambiaire de l'acceptation auraient permis de défendre une nature privilégiée de la lettre de change.
Cette décision est lourde de conséquence pour le porteur qui voit ainsi s'échapper la créance qu'il détenait envers le tireur, car non muni d'une sûreté, il est probable qu'il ne soit jamais payé ! D'autre part, il ne dispose pas d'un recours contre le tireur, comme il pourrait en être si la provision n'existait pas à l'échéance et que la lettre n'avait pas été acceptée ! Il est ainsi privé du seul recours qui lui permettrait de récupérer la somme escomptée, c'est-à-dire celui contre le tireur qui, lui, est encore in bonis.
Toutefois, il faut tempérer cette analyse, car en tant que banquier, le porteur de l'arrêt de 1991 pouvait certainement prendre ses précautions avant d'escompter la lettre de change auprès du tireur.
L'autre motif du pourvoi était basé sur le mécanisme de la consignation d'une somme avec affectation au paiement de la lettre de change.
[u:20nxsxjh]II – L'absence de valeur en paiement de la consignation avec affectation d'une lettre de change[/u:20nxsxjh]
Le tiré ayant consigné une somme d'argent correspondant au montant de la lettre de change semble avoir payé (A) ; la Cour de cassation rejette cette solution, ce qui a de lourdes conséquences pour le porteur (B).
A / La confusion entre l'apparence d'un paiement et la consignation au sens civiliste
La consignation de l'arrêt de 1991 ressemble fortement à un paiement (1). Il existe, au sens civiliste, un mécanisme de consignation valant paiement (2), ce qui peut entretenir la confusion.
1) La consignation ayant l'apparence d'un paiement
Le tiré a consigné une somme d'argent correspondant au montant de la lettre de change ; le simple fait de mettre cette somme d'argent entre les mains d'une tierce personne – en le cas d'espèces, un domiciliataire – semble présumer que le tiré, dont il faut se souvenir qu'il avait préalablement accepté l'effet, a effectivement payé : il s'est séparé de la somme d'argent.
D'autres indices renforcent cette solution. D'une part, il a affecté spécialement la somme d'argent au paiement de cette créance particulière et d'aucune autre, ce qui laisse supposer qu'il entend régler cette créance, une fois solutionné le litige l'opposant au tireur. C'est justement dans ce litige, dont l'arrêt ne donne aucun détail, qu'il faut rechercher la différence séparant un refus catégorique de payer – qui aurait certainement été opposé au porteur en l'absence de provision – de cette solution intermédiaire, le tiré acceptant de payer, mais à la condition que le litige soit résolu. On sent bien dans cette solution que le tiré est pris en tenaille entre sa reconnaissance de la provision par son acceptation et un doute sur l'existence même de cette provision. D'autre part, il a fait défense au domiciliataire de payer le porteur avant d'avoir résolu le litige l'opposant au tireur. Il n'est nullement indiqué que le litige ait un rapport avec la lettre de change, la défense de payer pouvant n'être qu'un moyen de pression contre le tireur.
Toute cette mécanique concourt à donner à la consignation opérée par le tiré une apparence de paiement. D'autant qu'existe une institution particulière de consignation de droit commun valant, elle, paiement complet.
2) La consignation au sens civiliste valant paiement
Les articles 1257 à 1264 du Code civil régissent l'institution de consignation suivant une offre réelle. Elle permet au débiteur dont le créancier a refusé de recevoir le paiement, et après lui avoir fait des offres réelles qu'il a refusées, de consigner la somme ou la chose en vue d'être libéré de son paiement : « les offres réelles suivies d'une consignation libèrent le débiteur ». Dans ce cas particulier, la consignation d'une somme d'argent correspondant à une dette, vaut paiement ; le débiteur est libéré.
Appliquée au cas d'espèces, étant donné que cette consignation valant paiement, le créancier aurait pu se prévaloir de la propriété de la somme consignée, à la condition que le litige opposant le tireur au tiré eût été résolu. Toutefois, on le voit bien, les conditions n'en sont pas remplies : le porteur n'a pas refusé le paiement, bien au contraire, et rien ne permet d'affirmer que le tiré lui ait fait des offres réelles. La consignation de l'affaire de 1991 entretient uniquement une confusion sur sa propre capacité à valoir paiement.
Le juge écarte fermement cette solution.
B / La solution incontestable de la Cour de cassation
La consignation, même avec affectation spéciale, n'est pas un mode de paiement (1), ce qui a des conséquences lourdes pour le porteur (2).
1) Le refus du juge de considérer la consignation comme mode de paiement
Bien différente de celle du code civil est la consignation de la somme dont s'agit dans l'arrêt de 1991 : le domicilataire qui a reçu la somme en consignation joue le rôle de mandataire du tiré ; il suivra scrupuleusement les ordres fournis par celui-ci, notamment il ne paiera pas tant qu'il n'en n'aura pas reçu l'ordre. Le banquier escompteur faisait valoir que la consignation avec affectation spéciale valait paiement ; non seulement, pour lui, la consignation avait intrinsèquement une valeur de paiement, le simple fait de la constituer laissant supposer que le tiré reconnaissait que la provision avait une probabilité d'exister à l'échéance, car dans le cas contraire, il n'aurait pas pris la peine de consigner la somme, puisqu'ayant accepté l'effet, il ne pouvait résister à l'action en paiement du porteur ; mais d'autre part, le fait d'affecter spécialement la somme au paiement de la créance pouvait être considéré comme une garantie, et le litige opposant le tireur au tiré semblait mineur et près d'être résolu. Cette affectation ne doit d'ailleusr pas être confondue avec l'affectation spéciale de la provision, consentie par le tireur ayant pour effet de mettre sa créance sur le tiré à l'abri des créanciers du tireur.
Mais la consignation, dans ce cas, avait pour le juge une toute autre signification, puisqu'en faisant défense au domiciliataire de payer, le tiré montrait, au contraire, son intention de ne pas payer la lettre de change. Par extension, le juge considère que la consignation manifestait clairement le refus du tiré de payer l'effet, ce qui est une solution radicalement opposée à celle du pourvoi formé par le banquier escompteur.
2) Les conséquences pour le porteur
La consignation ne donne naissance à aucun privilège du créancier, et le juge retient la solution consistant pour tout créancier à abandonner sa créance au pot commun de la procédure collective et à se contenter, en l'absence de vraies sûretés, à la portion légale lui revenant.
La conséquence de la décision du juge, est que non seulement le créancier doit abandonner sa créance, mais qu'en plus, il ne dispose d'aucun privilège sur elle ! La consignation, même avec affectation spéciale n'a pas eu raison de l'aspect méthodique de la loi de 1985 sur les procédures collectives. Le créancier se retrouve, une fois encore, en situation de simple créancier chirographaire.
Bonjour,
Juste un petit détail…
ouaouh !
une réponse d'un administrateur du site, si je ne m'abuse (même si, à regarder votre profil, ce ne soit qu'une supposition basée sur ma mémoire).
Merci mille fois d'avoir pris le temps de lire et de me corriger !
Effectivement, je me rends compte que les mots utilisés ("lourde de conséquences"... ne sont pas des plus pertinents !
Merci de me le faire remarquer.
Vous indiquez connaître des tas de chefs d'entreprises ; j'en déduis que vous n'êtes plus un "simple étudiant", n'est-ce pas ?
Encore merci pour votre réponse.
Bruno Ferraris.
Bonjour,