Bonjour, j'ai dû commenter l'arrêt rendu par la Deuxième chambre civile de la Cour de cassation le
15 juin 2023. Voici les liens du sujet : Page 1/2: https://ibb.co/Btq2Kvd
Page 2/2: https://ibb.co/8dTvhTZ
J'aimerais avoir votre avis sur ce que j'ai proposé comme commentaire de cet arrêt :
Il s'agit ici d'un arrêt de rejet rendu par la Deuxième Chambre civile de la Cour de cassation le 15 juin 2023, concernant un litige mettant en jeu la responsabilité civile délictuelle/extracontractuelle et plus précisément la responsabilité du fait des choses. M. L. , alors qu'il circulait à pied dans l'enceinte d'une société qui l'avait convié à une réception, a été victime d'une chute sur le sol enneigé et verglacé du passage qu'il avait emprunté pour se rendre à l'intérieur des locaux. M. L. a alors assigné en réparation de son préjudice la société propriétaire des lieux du dommage ainsi que son assureur.
Il n'est donné aucune information concernant la décision de la juridiction de première instance. L'affaire a été porté devant une cour d'appel et cette dernière a déclaré la société responsable du préjudice subi par M. L. en la condamnant au versement de la somme de 1 036 241,79 euros à titre de dommages et intérêts pour le préjudice corporel de M. L.. La société a alors formé un pourvoi en cassation.
En l'espèce, M. L. demandait réparation de son préjudice à la société propriétaire des lieux du dommage ainsi qu'à son assureur, estimant que la société était responsable de son préjudice corporel étant donné que la société était le gardien des lieux du dommage, lesquels présentait un état anormal. La société se défend d'être responsable du préjudice corporel de M. L. car elle avait sécurisé un passage pour l'acheminement des invités de l'extérieur des locaux vers l'intérieur des locaux de la réception, mais que M. L. avait emprunté un autre chemin pour se rendre à l'intérieur des locaux bien que celui-ci n'avait pas été prévu à cet effet et que c'est sur ce chemin que le dommage était survenu, impliquant que M. L. avait par sa faute conduit à son propre dommage.
Dans quelle mesure la responsabilité du gardien d'une chose inerte peut-elle être impliquée ? La Deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a confirmé la décision de la cour d'appel, qui acaractérisé que le sol dont la société était gardienne, recouvert de neige verglacée, présentait un état de dangerosité anormal au regard de sa destination, et qu'ainsi la société avait engagé sa responsabilité civile délictuelle/extracontractuelle.
On s'intéressera tout d'abord à la mise en cause de la responsabilité du fait des choses (I), avant de voir que cette décision de la Deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a pu en quelque sorte être perçue comme une consécration de la théorie de la faute dans le domaine de la responsabilité du fait des choses (II).
I. La mise en cause de la responsabilité du fait des choses
Afin que la responsabilité civile délictuelle/extracontractuelle d'une personne physique ou morale puisse être mise en cause sur le fondement de la responsabilité du fait des choses, il faut que les différents critères de la garde de la chose soient remplis (A), après quoi il convient de s'intéresser à la nature de l'objet du dommage (B).
A. Les critères de la garde de la chose
Des choses ne sont pas susceptibles d'appropriation et donc n'ont pas de gardien, comme par exemple la neige. Or ici la nuance est que l'objet du dommage n'est pas la neige en elle-même, mais le sol du lieu appartenant à la société rendu dangeeux par la neige verglacée qui se trouvait dessus. Pour qu'une personne physique ou morale soit reconnue comme le gardien de la chose, elle doit posséder les trois pouvoirs suivants: le pouvoir matérielle de la chose avec le pouvoir d'usage qui se définit comme le fait que la persone puisse utiliser l'objet; et les pouvoirs moraux de la chose que sont les pouvoirs de contrôle (faculté de s'assurer de l'usage normal de la chose) et de direction (faculté de déterminer la finalité de l'utilisation de la chose). On peut également ajouter à cela la notion d'"indépendance", dans le sens que le gardien de la chose a la possibilité de faire usage de la chose selon son libre arbitre.
Le principe qui rend gardien de la chose celui qui possède à l'égard de cette dernière les pouvoirs d'usage, de contrôle et de direction a été affirmé dans un célèbre arrêt de la Cour de cassation, l'arrêt Frank (1941). Dans cet arrêt, il était question d'un homme, M. Frank, qui s'était fait volé sa voiture, après quoi le voleur avait renversé et blessé mortellement un facteur avec la voiture de M. Frank. Les ayants-droits de la victime avaient demandé réparation du dommage à M. Frank, le propriétaire de la voiture, objet du dommage. Mais la Cour de cassation avait décidé que M. Frank n'était pas responsable du préjudice car la garde de l'objet du dommage avait été transféré au voleur lors du vol du véhicule. Car il existe plusieurs possibilités pour le transfert de la garde d'un objet: celle-ci peut s'opérer de manière volontaire (par exemple dans le cadre d'un prêt), ou de manière involontaire (par exemplee cas de vol). En effet, à partir du moment où la voiture lui avait été volé, il ne possédait plus les pouvoirs d'usage, de contrôle et de direction sur la voiture, ces derniers étaient détenus par le voleur. Cet arrêt consacrait donc le principe de la garde physique, au détriment de la garde juridique de la chose.
D'autres subtilités sont venues s'ajouter concernant la garde de la chose, comme la distinction entre la garde de la structure et la garde de la manipulation de l'objet qui a été posé par le juriste français du XXe siècle Goldman, mais cela ne nous intéressera pas pour le cas de l'arrêt du 15 juin 2023.
Par ailleurs, il pèse sur le propriétaire d'un bien une présomption de garde de la chose. Mais il s'agit d'une présomption simple, de sorte qu'elle peut être levé par le propriétaire si ce dernier peut fournir une justification valable. Cette présomption peut être levé totalement ou partiellement. Pour lever la présomption de garde de la chose, il faut notamment un cas de force majeure, un cas fortuit, le fait d'un tiers, ou le fait que la victime ait participé à la réalisation de son dommage. Ce dernier cas permettra uniquement de lever partiellement la présomption de garde de la chose pesant sur le propriétaire de la chose.
B. La nature de l'objet du dommage
Il convient de distinguer les cas où le dommage est causé par le contact de la victime et d'une chose en mouvement, et où le dommage résulte du contact de la victime et d'une chose inerte. Quand le dommage est causé par le contact de la victime et d'une chose en mouvement, ll y a une présomption forte de responsabilité pesant sur le gardien de la chose; il n'y a pas une obligation de preuve très importante pesant sur la victime car il est assez facile de démontré le rôle qu'a joué la chose dans la réalisation du dommage. En revanche, la situation est plus complexe quand il s'agit d'un dommage résultant du contact de la victime et d'une chose inerte. Dans ce cas de figure, une obligation de preuve plus importante pèse sur la victime car il est plus difficile de démontré le rôle qu'a joué la chose dans la réalisation du dommage. Il faut prouver le rôle actif de l'objet dans la réalisation du dommage. C'est dans ce cas de figure que l'on se trouve dans l'arrêt du 15 juin 2023.
Après avoir constaté la nature inerte de l'objet du préjudice, il convient de se pencher sur la démonstration du rôle de cet objet dans la survenance du dommage, afin de montrer un certain comportement fautif du gardien de la chose, ce qui peut poser difficulté en raison de la nature inerte de l'objet.
II. La consécration de la théorie de la faute
Afin de montrer un certain comportement fautif du gardien de la chose inerte dans cette décision, il s'est imposé une recherche du rôle actif de la chose inerte dans la survenance du dommage (A), ce qui fait que cette décision réaffirme en quelque sorte la théorie de la faute dans le domaine de la responsabilité du fait des choses
A. la recherche du rôle actif de la chose inerte dans la survenance du dommage
Le critère pour déterminer si un objet inerte a joué un rôle actif dans la survenu du dommage est le critère de "normalité". Pour établir la normalité d'un objet, la Cour de cassation se base sur trois caractéristiques: la nature, la position et l'entretien de l'objet. Ici dans l'arrêt du 15 juin 2023, on peut estimer que la nature et l'entretien de l'objet du dommage, le sol des locaux de la société, étaient anormaux. En effet, le sol était particulièrement dangereux car glissant, et la société n'avait pas pris les mesures nécessaires pour que le sol ne soit plus glissant là où est survenu le dommage, et elle n'avait pas non plus empêché l'accès à cet endroit rendu dangereux. Donc la Cour de cassation a légitimement affirmé le caractère anormal de l'objet du dommage.
B. une décision réaffirmant la théorie de la faute dans le domaine de la responsabilité du fait des choses
Au fil du temps, la responsabilité civile, de manière générale, est passé de la prépondérance de l'influence de la théorie de la faute à la prépondérance de l'influence de la théorie du risque. Cette évolution vise à favoriser l'indemnisation de la victime. Mais ici dans cet arrêt, on pourrait y voir une certaine réaffirmation de la théorie de la faute dans le domaine de la responsabilité du fait des choses.
Dans un célèbre arrêt de la Cour de casation datant de 1941 connu sous le nom d'"arrêt Dame Cadé", une dame avait fait un malaise dans une cabine des bains municipaux et, une fois au sol, avait été en contact prolongé avec un tuyau du chauffage central qui lui avait occasionné une brulûre sévère. La Cour de cassation avait débouté la victime de sa demande d'indemnisation car selon elle le tuyau de chauffage avait joué un rôle purement passif dans la survenance du dommage, car il ne présentait aucune caractéristique anormale. Le dommage était dû au malaise de la victime.
Dans un arrêt de la Cour de cassation de la fin des années 1990, il était question d'une personne qui avait heurté un plot en ciment disposé aux abords d'un passage piéton et qui s'était retrouvé blessé. La Cour de cassation avait retenu la responsabilité civile délictuelle/extracontractuelle du centre commercial, propriétaire et gardien de la chose, en estimant que le plot en ciment pouvait effectivement être à l'origine d'un dommage. Pourtant il avait été montré que le plot en ciment était parfaitement visible et qu'il ne présentait pas a priori de caractère anormal. Cette décision de la Cour de cassation a donc pu paraître assez étonnante, s'éloignant de la théorie de la faute pour se rapprocher de la théorie du risque, pour favoriser l'indemnisation de la victime.
Un arrêt de la Cour de cassation de la fin des années 1990, un homme, en entrant dans un centre commercial, a été blessé par une baie vitrée qui s'est brisé. La responsabilité civile délictuelle/extracontractuelle du propriétaire et gardien de la chose, le centre commercial, a été retenue. Les juges de la Cour de cassation ont pu admettre, même si l'arrêt en question ne le dit pas, le principe selon lequel, si la baie vitrée s'était brisé si facilement, cela signifiait qu'elle comportait un caractère de fragilité anormal.
Dans un arrêt de la Cour de cassation du début des années 2000, un homme s'est blessé en plongeant depuis un plan incliné disposé au bord d'un étang et destiné à propulser, sur une assez longue distance, des vélos tout-terrain dans l'étang pour faire des figures dans le cadre d'une structure sportive. En effet le niveau d'eau était trop bas à proximité du plan incliné, là où la victime avait plongé. La Cour de cassation n'a pas retenu la responsabilité civile délictuelle/extracontractuelle de la structure sportive car cette dernière n'a commis aucune faute car le plan incliné installé près de l'étang ne comportait pas de caractère anormal, et car le préjudice de la victime est dû à sa propre faute par la mauvaise utilisation de l'objet à l'origine du dommage dont elle a détourné l'usage.
Dans un arrêt de la Cour de cassation du début des anées 2000, une femme a été blessé par une baie vitré coulissante, d'un appartement qu'elle louait et qui ouvrait sur une terrasse, qui s'est brisée. La Cour de cassation a retenu la responsabilité civile délictuelle/ extracontractuelle du propriétaire de la chose objet du dommage en retenant l'état anormal de la chose en raison d'un état de fragilité particulier. Donc on peut voir que la décision du 15 juin 2023 est conforme à la jurisprudence, et notamment de l'arrêt phare "Dame Cadé".
Merci d'avance pour votre réponse Bonne journée à vous
Cordialement