Le principe d'égalité entre les créanciers d'un débiteur en procédure collective, dont le Pr. Jacques Mestres trouvait le caractère systématique « quelque peu désuet »1, impose qu'aucun d'entre eux ne soit payé par priorité aux autres dès lors que la cessation des paiements a été déclarée et, sous certaines conditions, y compris avant la cessation des paiements. Le paiement d'une dette échue alors que le debiteur est en cessation des paiements laisse en effet fortement présumer de l'intention de ce ce dernier de frauder les droits des autres créanciers ; la loi cherche par conséquent à prévenir ces comportements.
Dans l'affaire n°91-15931 de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 30 mars 1993, « Sté Duval c/ M. Piollet », ici, un entrepreneur ayant déclaré la cessation des paiements, avait payé l'un de ses fournisseurs échus pendant la période suspecte en lui cédant les créances de ses maîtres d'ouvrage. Le liquidateur a demandé en justice l'annulation de ces paiements et leur retour dans le passif de la liquidation judiciaire. La Cour d'appel a déclaré les cessions de créances nulles au motif que ce mode de paiement – que le débiteur utilisait depuis quelques années en raison de ses difficultés financières – n'était pas « communément admis dans les relations d'affaires ». Un pourvoi a été formé en cassation.
Le problème qui se posait aux juges était de déterminer les conditions de validité du paiement par cessions de créances pendant la période suspecte d'une dette échue par un débiteur ayant déclaré la cessation des paiements.
La Cour casse et annule la décision de la Cour d'appel au motif qu'en se déterminant par un motif d'ordre général sans rechercher si ce mode de paiement n'était pas communément admis dans les relations d'affaires du secteur professionnel concerné, la Cour d'appel n'a pas donnée de base légale à sa décision.
Par cet arrêt, la Cour de cassation admet le mode de paiement par cession de créance pendant la période suspecte (I) et elle précise d'autre part la notion de « moyen communément admis dans les relations d'affaires » (II)
[u:2xduvc6s]I – Les cessions de créances pendant la période suspecte : la fin d'une longue tradition de suspicion[/u:2xduvc6s]
Le paiement des dettes échues est obligatoirement nul, de nullité de droit lorsqu'il n'est pas effectuée par l'un des moyens prévu à l'article 107 de la loi de 1985 (A) et la Cour de cassation l'interprétait traditionnellement d'une manière défavorable au paiement par cession de créances (B).
A / la nullité obligatoire de certains paiements de dettes échues pendant la période suspecte
1/ le principe : la nullité des paiements de dettes échues pendant la période suspecte
La déclaration de cessation des paiements par un débiteur présume, sous l'empire de la loi de 1985, l'ouverture à courte échéance d'une procédure de règlement amiable ou de liquidation judiciaire. Surtout, elle ouvre une période dite « suspecte » pendant laquelle, en l'absence de nomination d'un liquidateur ou d'un mandataire, le chef d'entreprise est encore « seul maître à bord ». S'étant déclaré en cessation des paiements, il ne doit normalement pas pouvoir payer ses fournisseurs ; pourtant, il peut être tenté de favoriser certains fournisseurs pour diverses raisons, notamment en raison de pressions exercées par ces derniers.
Par principe, tout acte passé après la cessation des paiement devrait être annulé sur le fondement du principe d'égalité entre les créanciers qui vise à garantir à ces derniers un traitement égal de leurs créances (et non pas un paiement égal, puisque le droit des procédures collectives respecte, encore, la qualité des créanciers). Cependant, il appartiendra au liquidateur judiciaire, dans le cas de la liquidation judiciaire, et à lui seul, de demander rétroactivement en justice l'annulation d'actes passés pendant la période suspecte ; certains actes pourront par conséquent ne pas être annulés.
2/ le tempérament : la validité des dettes payés par certains modes de paiement
A côté de ce droit commun, le législateur a prévu que certains paiements sont frappés d'une présomption de suspicion, car ils cachent mal un acte frauduleux de la part du débiteur. La suspicion de ces paiements est basée sur leur modalité, et non pas sur les qualités du créancier, ni de la créance, mise à part l'exigence de la double antériorité de la créance à la déclaration des paiements et du paiement au jugement d'ouverture. Ces modes de paiement sont prévus au 4° de l'article 107 de la loi de 1985 (aujourd'hui codifiés à l'article L.632-1 du Code de commerce). Il s'agit de « tout paiement pour dettes échues, fait autrement qu'en espèces, effets de commerce, virements, bordereaux de cession visés par la loi n°81-1 du 2 janvier 1981 facilitant le crédit aux entreprises ou tout autre mode de paiement communément admis dans les relations d'affaires ». Cet article liste de manière exhaustive les modes de paiement qui sont admis et c'est par une lecture a contrario que le juge doit qualifier le caractère anomale du mode de paiement litigieux. En aucun cas cet article ne laisse supposer que les paiements pour dettes échus faits par l'un des moyens listés échappe automatiquement à une annulation ! En effet, dans ce cas, par application du droit commun de la nullité de la période suspecte, il conviendra que le liquidateur décide ou non de faire annuler judiciairement un acte, même s'il a été payé par un moyen admis. Ce que signifie l'article 107, c'est que lorsque le paiement n'a pas été fait par un moyen admis, il est nécessairement suspect, nul de nullité de droit, le juge ne disposant d'aucune autre option que de celle de l'annuler (encore faut-il qu'il ait été saisi par le liquidateur).
B / la fin de l'interprétation traditionnellement défavorable au paiement par cession de créances
1/ le refus traditionnel des juges de considérer la cession de créances comme un mode de paiement pendant la période suspecte
L'article 107 de la loi de 1985 ne donne aucune indication concernant la cession de créances – pas plus d'ailleurs que l'article L.632-1 dans sa rédaction actuelle – hormis la cession de créance de la loi de 1981 facilitant le crédit aux entreprise visant les bordereaux de cessions ou nantissement de créances par une société au profit d'un établissement de crédit pour l'obtention d'un prêt, l'établissement de crédit pouvant, à tout moment, interdire au débiteur de la créance de la payer entre les mains de la société créancière ayant obtenu le prêt, mais entre ses propres mains (instrument aujourd'hui codifié aux articles L.313-23 et s. CMF).
La Cour de cassation avait depuis quelques années déjà eu l'occasion de se prononcer sur l'utilisation de la cession de créance comme mode de paiement d'une dette échue pendant la période suspecte. En effet, à l'article 29-4° de la loi du 13 juillet 1967, le législateur avait déjà ajouté aux traditionnels paiement en espèces, effets de commerce et virements, les « modes normaux de paiement ». Il appartenait par conséquent au juge de décider si les cessions de créance constituaient alors des modes normaux de paiement. Et traditionnellement, le juge refusait de les considérer comme des moyens de paiement normal.
Dans un arrêt de la chambre commerciale du 19 février 1979, « Sté Mure c/ liquidation judiciaire de la Sté Voiron », n°77-14276, ici, le juge de cassation avait proclamé lapidairement qu'« une cession de créance ne constitue pas un mode normal de paiement au sens de l'article 29 -4° de la loi du 13 juillet 1967 » alors que le créancier faisait valoir que cette modalité de paiement était parfaitement normale, d'autant que le maître d'ouvrage était un organisme public sur lequel ne pouvait être tirées de lettres de change, ce qui lui aurait alors permis de sauver sa créance. Ce rejet du caractère normal du paiement par cession de créance a été affirmé à plusieurs reprises dans des décisions de la même chambre du 6 mai 1982, « Sté Camous », n°80-14223, ici, le créancier faisant valoir que ce mode de paiement était parfaitement normal dans le secteur d'activité concerné, ou du 19 juin 1985, « Sté Technal-France », n°82-16928, ici, le créancier faisant valoir qu'il était dans l'esprit du législateur de 1967 de laisser aux juges du fond le soin d'apprécier le caractère normal du paiement au regard des « habitudes et usages professionnels » et du « résultat recherché par le mode de paiement ». Dans un arrêt du 5 novembre 1980, « Sté SAEP c/ liquidation judiciaire de la Sté FERRARIS héhéhé, un parent à moi ? », n°79-10154, ici, la société en liquidation des biens avait obtenu d'une société tiers qu'elle paye les dettes échues envers ses fournisseurs, puis l'avait remboursé par cessions de créances, la Cour d'appel avait refusé d'annuler le paiement par cession de créances au motif qu'il s'agissait d'un contrat commutatif équilibré ; la Cour de cassation a cassé l'arrêt non pas au motif du caractère anormal de ce mode de paiement, mais en mettant en doute le caractère normal du paiement par contrat de délégation lui-même.
2/ la cession de créances, mode de paiement enfin accepté lors de la période suspecte
Cet acharnement à ne pas qualifier la cession de créances comme mode normal de paiement au titre d'un mode communément admis est peu compréhensible, s'agissant d'un mode de paiement parfaitement admis dans d'autres domaines, notamment dans la matière civile.
Elle peut s'expliquer par le fait que « le seul moyen normal de paiement est celui qui est conforme aux prévisions du contrat » (F. Perochon et R. Bonhomme2).
Elle peut s'expliquer par le fait qu'une créance, même lorsqu'elle apparaît dans les comptes de l'entreprise, peut être plus facilement cachée au liquidateur, cette occultation incitant à payer un créancier en fraude des droits de ses pairs.
Par cet arrêt, le juge de cassation accepte enfin que le paiement d'une dette échue pendant la période suspecte par cession de créances ne soit annulée d'office par le juge.
[u:2xduvc6s]II – l'admission des cessions de créances obéissant à un usage communément admis[/u:2xduvc6s]
L'arrêt de 1993 est – selon le Pr. Adrienne Honorat 3 – le premier de la Cour de cassation à se pencher sur la nouvelle formulation issue de la loi de 1985. Les deux apports majeurs de cet arrêt sont de consacrer une interprétation in abstracto de la notion d'« usage communément admis dans les relations d'affaires » (A) et de préciser que la preuve de cet usage incombe au créancier (B).
A / l'interprétation in abstracto de l'usage communément admis
1/ une nuance nécessitant des précisions
En ajoutant au texte concernant la mention à un usage communément admis la précision « dans les relations d'affaires », le législateur a mis accessoirement un coup de frein à la jurisprudence stricte de la Cour de cassation rejettant systématiquement le mode de paiement par cession de créances de dettes échues pendant la période suspecte, en raison du fait qu'il n'en était pas fait mention dans le 4°. Il appartient désormais au juge d'établir si l'usage est courant dans les relations d'affaires et non plus entre le débiteur et le créancier en vertu d'un contrat. Peu importe, dans ces conditions, que le mode de paiement n'ait pas été expressément stipulé au contrat, s'il s'avère être courant dans les relations d'affaires.
Toutefois, la notion d'usage communément admis dans les relations d'affaires posait la question de sa définition ; les relations d'affaires sont en effet un vaste ensemble de comportements et de fonctionnements très différents. En conséquence de quoi il était autant envisageable de considérer que l'usage devait être apprécié au vu d'une relation d'affaire moyenne ou au contraire de cibler un environnement professionnel précis et d'une proximité au contrat litigieux qu'il convenait par là-même de déterminer ou au moins d'en déterminer les modalités d'appréciation.
2/ la consécration par la Cour de cassation d'une interprétation in concreto
La solution retenue par l'arrêt de 1993 est clairement du côté de la proximité professionnelle à la relation commerciale du cas d'espèce considéré.
Le juge précise ainsi que c'est au regard du secteur d'activité concerné par le litige qu'il appartient aux juges du fond d'établir que le mode de paiement est habituel ; c'est ce qu'il exprime en reprochant à la Cour d'appel de s'être déterminée par un « motif d'ordre général ». Dans doute influencée par la jurisprudence figée de la décennie passée de la Cour de cassation, les juges du fond avaient fait de la nouvelle formule la même interprétation stricte, mais les juges suprêmes ont décidé de prendre en compte les même arguments qu'ils avaient omis dans les décisions passées. Ainsi, c'est d'une interprétation in abstracto qu'il s'agit, nécessitant d'établir que le mode de paiement est communément admis, qu'il ne constitue pas une rareté, alors même qu'il pourrait être répandu dans d'autres domaines d'activités. Pour reprendre une notion empruntée au droit de la responsabilité, une entreprise « moyenne » du secteur d'activité concerné est-elle susceptible d'utiliser ce mode de paiement et il doit être retenu au titre de l'article 107 de la loi de 1985.
Pour le Pr. A. Martin-Serf4, cet arrêt marque la liberté retrouvée du tribunal au regard de l'article 107, mais elle considère qu'il en sera ainsi si le juge utilise réellement ce pouvoir d'interprétation, sans se borner à statuer sur des motifs d'ordre général.
Cet arrêt marque la proclamation que les cessions de créances peuvent être admises comme moyen de paiement d'une dette échue pendant la période suspecte en cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire. Cela semble répondre aux attentes des professionnels, qui faisait déjà valoir, notamment dans les arrêts de 1967, 1982 et 1985 précités que la cession de créances était un moyen de paiement très fréquent dans leurs relations commerciales.
B / la charge de la preuve au créancier
Le second apport de l'arrêt est de préciser la charge de la preuve de l'aspect habituel de l'usage de la cession de créance comme mode de paiement. En reprochant à la Cour d'appel de ne pas avoir recherché « si la société Duval établissait que dans les relations d'affaires du secteur professionnel [...] considéré, le paiement des fournisseurs par la cession de créances […] est communément admise », la Cour de cassation met explicitement à charge du créancier (la société Duval dans le cas d'espèces) la charge d'apporter la preuve de cet usage. Selon les auteurs précités, il est normal de mettre la charge de la preuve sur le créancier en vertu du principe en droit commercial que « c'est à celui qui invoque son application d'apporter la preuve ».
Bonjour,
Plusieurs remarques concernant votre commentaire:
1) vous faites trop d'"archéologie" jurisprudentielle (vous ne parlez de l'arrêt commenté que dans la dernière ligne de votre I B, alors qu'idéalement, on en parle dans toutes les sous parties)
2) Votre I) B) 2) ressemble plus à un chapeau conclusif préparant le II) qu'au corps même du commentaire. D'ailleurs, en lisant le contenu de votre I), on remarque que celui-ci ne correspond pas au titre proposé.