Question présomption d'innocence (agression sexuelle)

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Bonjour,

J'ai un arrêt (je vous le transcris en dessous) sur le rejet du pourvoi en cassation formé par Ahmed X, professeur de religion islamique contre une mineure qui l'accusait d'agression sexuelle. Les moyens invoqués par le défendeur au pourvoi sont l'absence de base légale, la violation de la présomption d'innocence et l'inversion de la charge de la preuve (puisqu'il n'appartient pas à Ahmed X de prouver son innocence mais à ceux qui l'accusent de démontrer sa culpabilité).

Je me demandais donc si, en matière pénale, les témoignages ou déclarations d'une des parties pouvaient être un mode de preuve recevable par le juge du fond, comme cela semble ici être le cas, en l'absence de tout élément matériel ? Si j'ai bien compris, ces déclarations ne sont pas faites sous serment mais à l'occasion d'une enquête (la jeune fille a été entendue aux côtés de son père).

Le défendeur au pourvoi fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir infirmé sa relaxe en l'absence d'élément matériel (et laisse même entendre que les déclarations pouvaient avoir été motivées par un intérêt financier puisque la fille mineure pourrait avoir été incitée par son père à témoigner contre le professeur afin de bénéficier de dommages et intérêts). Le défendeur invoque aussi comme motif de son pourvoi en cassation le fait que l'expertise médicale qui atteste d'une lésion (griffure) ou les troubles psychologiques que présente la jeune fille ne peuvent être rattachés formellement à l'agression sexuelle dont il est accusé ("fait hypothétique").

Ma question porte donc sur la présomption d'innocence et les modes de preuve : en l'absence d'élément matériel, en matière pénale, le juge du fond peut-il fonder sa décision sur son intime conviction (ici, tout semble aller dans le sens de la culpabilité du professeur) et accepter comme mode de preuve le témoignage d'une des parties sans élément matériel pour l'appuyer (témoignage potentiellement diffamatoire, mensonger) ? Est-ce que le fait pour le juge du fond de fonder son arrêt sur le témoignage d'une des parties sans aucun élément matériel ne met pas en danger la présomption d'innocence (exposant nombre d'hommes à des calomnies) ? Le fait que la cour de Cassation, juge du droit, n'ait rien trouver à redire m'a étonné mais je n'y connais rien en procédure pénale


Pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel d’AIX-EN-PROVENCE, 19e chambre, en date
du 11 septembre 2007, qui, pour agressions sexuelles aggravées, l’a condamné à dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils ;


Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;


Sur le moyen unique de cassation pris de la violation des articles 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, 222-22, 222-29 et 222-30 du code pénal, préliminaire et 593 du code de procédure pénale, violation de la présomption d’innocence, défaut de motifs et manque de base légale ;


«en ce que l’arrêt attaqué a déclaré Ahmed X… coupable d’avoir commis, entre octobre 2005 et avril 2006, des atteintes sexuelles avec violence, contrainte, menace ou surprise, sur la personne de Donia Y…, mineure de 15 ans pour être née le 4 mars 1997, en procédant sur elle à des attouchements de nature sexuelle (baisers sur la bouche, caresses sur les cuisses et le sexe), avec cette circonstance que les faits ont été commis par une personne abusant de l’autorité conférée par ses fonctions, Ahmed X… étant le professeur de Donia» ; «aux motifs que Donia Y… a, de façon constante, maintenu les accusations qu’elle a formulées contre Ahmed X…, devant les divers interlocuteurs qui l’ont entendue ou examinée ;


que, l’hypothèse d’une manipulation par le père de l’enfant, évoquée par le prévenu, n’est étayée par aucun élément objectif et apparaît en totale contradiction avec le portrait qu’en dresse par ailleurs Ahmed X…, puisqu’il décrit Mekki Y… comme un homme particulièrement attaché à la religion ; que le prévenu n’a d’ailleurs pas expliqué clairement quel bénéfice Mekki Y… pourrait espérer retirer d’une telle machination ; que les enfants fréquentant les cours d’Ahmed Souti ont été entendus, en sachant qu’était en cause un homme très respecté par son parcours religieux (pèlerinage à la Mecque, fonction d’imam), à propos duquel il n’était pas bien venu de formuler des critiques (témoignage Djama C.) ; que, dans ce contexte, si les
élèves n’ont pas rapporté avoir assisté à des actes impudiques d’Ahmed X… sur Donia Y…, certains d’entre eux ont pourtant déclaré avoir constaté des gestes d’attention plus marqués d’Ahmed X… à l’égard de Donia Y… qu’aux autres élèves, des “bisous”, des caresses sur le dos ; qu’une élève a relaté que Donia avait donné une claque au professeur, faits à propos desquels Ahmed X… n’a donné aucune explication, se bornant à affirmer que jamais un élève n’avait porté la main sur lui ; que l’attitude de Donia peut être rapprochée des faits qu’elle dénonce ; que la jeune soeur de Donia a déclaré qu’Ahmed X… prenait Donia par les épaules, la prenait dans ses bras, l’embrassait sur sa bouche, tandis que Donia ne bougeait pas, mais disait à Ahmed X… d’arrêter, qu’elle le dirait à son père ; que, si Ahmed X… n’a eu avec Donia
que des attitudes affectueuses, comme il le prétend, non seulement le comportement décrit par Zohra Y… ne peut recevoir une telle qualification, mais la menace de Donia d’en parler ne peut s’expliquer ; que les examens médicaux pratiqués n’excluent pas une origine traumatique de la lésion constatée le 28 avril 2006 tel un coup d’ongle ou une griffure ; que, d’un point de vue psychologique, Donia Y… ne présente aucun signe d’affabulation, et les deux experts ont noté des éléments révélateurs de traumatisme d’origine sexuelle ; que, des manifestations somatiques ont été évoquées, boulimie, pelade nerveuse, pouvant être en rapport avec les faits en cause ; qu’aucun bénéfice secondaire pour Donia n’a été mis en exergue au cours de la procédure, de sorte que toute manipulation de la part de l’enfant peut être exclue ; qu’Ahmed X… a admis avoir embrassé Donia sur le coin de la bouche, tout en précisant avoir agi comme
un père ; que la réaction de dégoût de Donia à ce baiser n’est pas alors cohérente ; qu’Ahmed X… a varié dans ses déclarations et, au vu des témoignages recueillis, a manifestement menti, notamment sur ses déplacements dans la classe auprès des élèves, la tenue vestimentaire de
Donia ; qu’il n’est pas contestable qu’Ahmed X… avait, en sa qualité d’enseignant en langue arabe et religion, autorité sur Donia Y…, fillette de neuf ans qui, en raison de son jeune âge, ne pouvait se soustraire à la contrainte dont elle était l’objet de la part de son professeur, ce dernier lui ayant demandé de ne pas dévoiler ses agissements» ;


«1°) alors que la charge de la preuve pèse sur la partie poursuivante et que le doute profite à l’accusé ; qu’en l’espèce, pour infirmer le jugement de relaxe rendu au bénéfice de Ahmed X…, la cour d’appel s’est fondée, en l’absence de tout élément matériel, sur les seules déclarations de la victime et de sa soeur, pourtant partiellement contradictoires, contestées par le prévenu et contredites par les autres témoins, en considérant que Ahmed X… ne démontrait pas une manipulation de la part de l’enfant ou de son père, ni le bénéfice que l’un ou l’autre aurait pu en tirer, quoique les parties civiles aient sollicité la condamnation de Ahmed X… au paiement d’une somme de 30 000 euros à titre de dommages-intérêts ; qu’en considérant ainsi
que Ahmed X… n’apportait pas la preuve de la fausseté des accusations portées contre lui, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve et violé les textes susvisés»


«2°) alors que le juge répressif ne peut prononcer une peine sans avoir relevé tous les
éléments constitutifs de l’infraction qu’il réprime ; que le délit d’agression sexuelle suppose de caractériser les atteintes reprochées au prévenu ; qu’en se fondant uniquement sur les déclarations de Donia Y…, partiellement confirmées par sa soeur, entendue en présence de son père, sans relever aucun élément concret de nature à établir la réalité des attouchements reprochés, qui ne ressortaient ni des autres témoignages recueillis, ni des examens médicaux, ni des déclarations du prévenu, la cour d’appel, qui n’a pas caractérisé l’élément matériel de l’infraction, n’a pas légalement justifié sa décision» ;

«3°) alors que le juge pénal ne peut fonder sa décision sur un motif de fait hypothétique ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a relevé que les examens médicaux n’excluaient pas une origine traumatique de la lésion imputée par Donia Y… aux agissements de Ahmed X… et que les troubles somatiques évoqués devant un psychologue pouvaient être en rapport avec les faits de la cause ; qu’en se fondant sur ces motifs hypothétiques, bien que Ahmed X… ait formellement contesté être à l’origine de la lésion et des troubles constatés sur la personne de Donia Y… et qu’il ait donc appartenu aux juges de procéder sur ces points à des constatations
certaines, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision» ;


«4°) alors que les seuls faits concrets retenus par l’arrêt attaqué (“ bisous” sur le coin de la bouche, caresse sur le dos ou sur les cuisses) sont insusceptibles à eux seuls de caractériser une agression de nature sexuelle, s’agissant selon l’aveu même du prévenu, qui était professeur, de manifestations de contentement à propos de son élève, et rien ne permettant de déduire de l’existence de marque d’affection la moindre intention sexuelle du prévenu ; que, faute d’avoir caractérisé le caractère sexuel des faits, la cour d’appel n’a pas donné de base légale
à sa décision» ;


«5°) alors que le juge répressif ne peut prononcer une peine sans avoir relevé tous les
éléments constitutifs de l’infraction qu’il réprime ; que le délit d’agression sexuelle suppose l’usage par son auteur de violence, contrainte, menace ou surprise ; que cet élément constitutif ne peut se déduire de la seule minorité de 15 ans de la victime et de la qualité d’ascendant ou de personne ayant autorité de l’auteur, ces éléments ne constituant que des circonstances aggravantes de l’infraction ; qu’en l’espèce, pour déclarer Ahmed X… coupable d’agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, l’arrêt a relevé que le prévenu avait, en sa qualité d’enseignant en langue arabe et religion, autorité sur Donia Y…, fillette de neuf
ans qui, en raison de son jeune âge, ne pouvait se soustraire à la contrainte dont elle est l’objet de la part de son professeur, ce dernier lui ayant demandé de ne pas dévoiler ses agissements ; qu’en se fondant ainsi, pour caractériser la contrainte, sur le jeune âge de Donia Y… et l’autorité exercée sur celle-ci par Ahmed X… en sa qualité d’enseignant, bien que ces éléments n’aient pu constituer que des circonstances aggravantes de l’infraction, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision» ;
Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de Cassation en mesure de s’assurer que la cour d’appel a, sans insuffisance ni contradiction, répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie et caractérisé en tous leurs éléments, tant matériels qu’intentionnel, les délits dont elle a déclaré le prévenu coupable, et a ainsi justifié l’allocation, au profit de la partie civile, de l’indemnité propre à réparer le préjudice en découlant ;


D’où il suit que le moyen, qui se borne à remettre en question l’appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause, ainsi que des éléments de preuve contradictoirement débattus, ne saurait être admis ;
Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;


REJETTE le pourvoi ;


Bien cordiales salutations,

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C9 Stifler Modérateur

Bonjour,

Comme le dispose l'article 427 du code de procédure pénale, les infractions peuvent être prouvées par tous moyens, et le juge apprécie souverainement en tenant compte de son intime conviction.

Dans l'arrêt en question, le juge ne s'est pas uniquement fondé sur le témoignage de la victime pour prouver la culpabilité du prévenu. Sans être exhaustif, il a notamment tenu compte de la reconnaissance par le prévenu lui-même d'actes qui sont totalement anormaux et montrent clairement une perversion de l'individu (cf les marques " d'affection "), ou encore des conséquences psychologiques sur la victime (mêmes hypothétiques). Si le juge ne devait fonder son intime conviction que sur des éléments matériels, on tomberait sur une preuve du diable pour certaines infractions. En particulier, comment démontrer un élément matériel de l'infraction d'agression sexuelle si l'infraction ne laisse par elle-même aucune séquelle physique et que, dans la majorité des cas, l'auteur de l'infraction fera en sorte d'être le plus discret possible. De sorte que l'on tombe inévitablement sur une parole contre parole.

Malgré tout, le juge a évidemment en tête l'adage " le doute profite à l'accusé " puisque le juge ne pourra jamais être sûr à 100% de la culpabilité d'un individu. C'est pourquoi, c'est par un cumul de preuves que son intime conviction aura tendance à pencher vers le prononcé de la culpabilité de l'individu. Ce cumul de preuves prenant de ce fait en compte les éléments les plus probables, en particulier un élément hypothétique est un élément probable. Le moindre doute, ou du moins des éléments de preuve extrêmement fragiles, peut faire pencher la balance en faveur de la relaxe. En fin de compte, plus les preuves cumulées sont tangibles et plus il sera aisé pour le juge de trancher.

Concernant les témoignages potentiellement diffamatoires ou mensongers, il y a bien sûr un risque que cela se produise. Je vous invite à consulter l'affaire d'Outreau, une affaire qui a eu un impact majeur dans le respect de la présomption d'innocence face à des dénonciations calomnieuses. Toutefois, je me permets de souligner que lors de l'instruction le juge instruit à charge et décharge. Ce qui fait que même s'il y a dénonciation calomnieuse, il faudra quand même avoir des éléments solides pour prouver la culpabilité de l'auteur de l'infraction. Il ne faut pas non plus oublier que les procès pénaux sont généralement chargés d'émotions qui ne laissent pas impassibles les témoins, ce qui est à mon sens un élément de prévention des dénonciations calomnieuses. À côté de ça, je rappelle qu'il y a aussi la présomption d'innocence qui renverse la charge de la preuve sur le procureur de la République. La présomption d'innocence vient aussi à protéger la personne contre les abus médiatiques. Le procureur de la République fait lui-même aussi un " filtrage " de la plainte puisqu'il peut la classer sans suite faute de preuves suffisantes. Face à l'inertie de l'action publique, la victime pourrait donc se constituer partie civile et saisir le juge d'instruction, mais elle devra aussi payer une caution pour payer les frais du juge d'instruction en cas de dénonciation calomnieuse. Tous ces éléments, qui bien que ne soient pas exhaustifs, sont pour ma part suffisants pour prévenir tout abus de témoignages mensongers.

Pour le cas de la Cour de cassation, elle ne juge que des questions de droit. Le juge du fond étant quant à lui le juge appréciant souverainement les questions de fait. Le moyen était donc en l'espèce rejeté puisque le demandeur au pourvoi n'invoquait que des moyens de faits.

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Merci infiniment pour votre réponse complète et détaillée, c'est limpide :)