Épreuve du 24 avril 2002
Merci à M. Valencia pour nous avoir fourni ce sujet et sa correction.
Le restaurant « la crêperie », situé dans une agréable station de ski au cœur du domaine de la vallée blanche, fait le bonheur des vacanciers mais aussi des gastronomes qui apprécient en nombre la finesse de la cuisine, dont la réputation dépasse le cadre de la région. Il est exploité sous la forme d’un société anonyme au capital de 225000€, divisé en 22500 parts à 10€ ainsi réparties :
Gigi Tarer 1500 actions
Jérôme Tarer 1400 actions
Bernard Morin 4000 actions
Nathalie Morin 3600 actions
Jean-Claude Dus 2400 actions
Popeye 7600 actions
2000 actions sont démembrées :
Christiane Lestéticienne est titulaire de la nue-propriété de 2000 actions
Marius Toupet est titulaire de l’usufruit de 2000 actions.
La société a pour objet social « l’exploitation du restaurant « La crêperie » »
1) Les résultats de l’exploitation au titre de l’année 2001 étant en léger recul, Jean-Claude Dus estime que la SA pourrait prendre un nouvel envol si on adjoignait au restaurant un hôtel de luxe
Il pense qu’il serait judicieux que la SA se porte acquéreur d’un ensemble commercial situé juste à côté du restaurant et actuellement mis en vente à un pris raisonnable. Il s’est d’ailleurs déjà adressé aux banquiers qui ont d’ores et déjà donné leur accord pour le financement. Il prétend que l’affaire pourrait se conclure au plus vite.
L’ensemble des associés est favorable à ce projet à l’exception de Bernard Morin et de son épouse, hostiles à ces opérations spéculatives qui leur paraissent dangereuses pour la santé financière de l’entreprise.
Le projet a-t-il des chances d’aboutir en raison de l’opposition des époux Morin ?
Les époux Morin s’étant déjà opposés à plusieurs reprises à toute idée d’extension des activités sociales, certains actionnaires envisagent d’agir en justice pour sortir de cette situation de blocage.
Conseiller les sur les conditions et l’issue de cette action.
2) Afin de permettre l’acquisition par la société de l’ensemble immobilier pour y exploiter l’hôtel, les actionnaires réunis en assemblée générale ordinaire décident d’autoriser le conseil d’administration à acquérir l’ensemble immobilier pour y démarrer au plus vite les travaux de remise en état.
Les époux Morin pensent qu’il s’agit là d’un moyen de contourner leur opposition au projet d‘extension des activités sociales et contestent la validité de la décision sociale.
Qu’en pensez-vous ?
3) Le montant des actions souscrites par Popeye n’ayant pas encore été versé à la société, celle-ci l’a mis en demeure de le faire le 03.04.02. Les dirigeants de la société ont récemment convoqué une assemblée générale pour demander aux actionnaires la mise en place du dispositif de L232-14 du code commerce instaurant un dividende majoré, toutes les conditions légales ont été respectées. La réunion doit se tenir le 07.05.02.
Christiane n’a pas été convoquée à l’assemblée et apprend par hasard la date de l’assemblée lors d’une discussion avec Nadine Morin. Elle compte néanmoins s’y rendre.
Elle se demande toutefois si elle pourra participer et exprimer son accord au travers de son droit de vote, d’autant que les relations avec son ami Marius sont depuis peu assez tendues, il est d’ailleurs opposé à l’instauration d’un dividende majoré. Les actionnaires restants sont favorables à ce projet à l’exception de Popeye qui soutient Marius.
La résolution pourra-t-elle être adoptée ?
4) Un dirigeant de la société, las des fréquentes oppositions de certains minoritaires, estime qu’il devient nécessaire de mettre un terme aux agissements de quelques actionnaires afin de retrouver une liberté d’action.
Aux grands maux les grands remèdes, il souhaite que la société soit désormais en mesure d’exclure un actionnaire pour juste motif.
Conseillez le sur ce point.
Correction :
1) Selon les statuts de la société, l’objet social est strictement limité à la gestion du restaurant. Pour permettre l’acquisition de l’ensemble immobilier envisagé il faut donc modifier cet objet social, tel qu’il est exprimé dans les statuts. L’AGE est compétente pour procéder à cette modification.(Art L 225-96al1°).
Remarque : La nécessité de modifier les statuts doit s’apprécier au regard de la définition de l’objet social tel qu’il est exprimé dans les statuts.
Pour se faire une majorité des 2/3 est requise.( L225-96)
On sait que les époux Morin sont hostiles à l’extension de l’objet social de la société.Comme ils disposent de 7600 actions, soit 33,7% du capital, ils détiennent une minorité de blocage.
Ils interdisent tout changement de statut qui n’aurait pas leur accord.
Ainsi, si les actionnaires ne peuvent pas décider une modification de statuts à cause de l’opposition des époux Morin, peuvent-ils invoquer un abus de minorité ?
L’abus de minorité a fait depuis peu son entrée en jurisprudence. Il est surtout invoqué dans des circonstances semblables à celles qui sont en cause ici, quand un associé détenant une minorité de blocage empêche une modification des statuts que les associés majoritaires estiment indispensables. Il semble que les tribunaux se livrent à une pesée de l’intérêt de la société et de l’intérêt des minoritaires pour savoir s’il y a ou non abus de minorité.
Cette appréciation comparée de l’intérêt de la société et de celui du minoritaire manifeste un refus abusif du minoritaire (Lyon 20/12/1984) ou quand l’augmentation du capital est la condition de l’agrément de la société par son autorité de tutelle (trib, com, Paris 24/09/1991).
En revanche, si l’exigence de l’intérêt social est moins nette, le refus du minoritaire paraît plus légitime.
La cour de cassation a défini l’abus de minorité dans la continuité de ces jugements et arrêts en s’efforçant de tracer la ligne de partage entre les décisions qui sont abusives et celles qui ne le sont pas. L’affaire Flandin est à ce titre exemplaire. Un associé minoritaire s’était d’abord opposé à une augmentation de capital d’une SARL au montant minimal exigé par la loi :50 000F et s’était ensuite, par son absence, refusé à porter ce même capital à un montant de 500 000F en vue d’augmenter la surface financière de la société et de favoriser son développement (cass, com, 9/03/1993).
La cour d’appel avait retenu l’abus de minorité dans les deux cas. La cour de cassation approuve son analyse dans le premier cas. En effet, le capital devait être augmenté à la hauteur de 50 000F, car cette augmentation était « nécessaire à la survie de la société ». En revanche, l’arrêt de la cour d’appel était censuré pour manque de base légale à propos de la deuxième augmentation de capital à la hauteur de 500 000F. Les faits relevés par la cour d’appel, à savoir le silence et l’absence du minoritaire aux assemblées et le blocage d’une décision nécessaire, sont impropres à établir en quoi l’attitude du minoritaire avait été « contraire à l’intérêt général de la société en ce qu’il aurait interdit la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci, et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés, et alors qu’elle retenait que les résultats de la société étaient bons et celle-ci était prospère ».
Il ressort de cette définition que l’abus de minorité présente un caractère exceptionnel. Non seulement le minoritaire doit vouloir favoriser ses propres intérêts au détriment de ceux de ses coassociés, mais encore son attitude doit porter atteinte à un intérêt essentiel de la société, c’est bien souvent une question de survie de la société.
À la lumière de ces perspectives jurisprudentielles qui viennent d’être rappelées, il apparaît que la décision d’extension des activités sociales n’est pas une opération essentielle pour la société. Cette caractéristique de la décision sociale suffit à exclure l’abus de minorité à l’encontre des époux Morin qui refusent l’extension de l’objet de la société. L’opposition peut même apparaître légitime au regard des risques de l’opération envisagée.
2) Il a été vu dans la question 1° que l’extension de l’objet social de la société au travers de l’acquisition de l’ensemble immobilier impliquait une modification des statuts de la compétence de l’AGE.
L’AGO décide pourtant d’autoriser le CA de procéder à cette extension de l’objet social.
Il convient de rappeler rapidement les pouvoirs du CA :
- Attributions particulières (mise en place des organes sociaux, prise de mesures nécessaires au bon fonctionnement des assemblées d’actionnaires, autorisations)
- Pouvoir général d’orientation (il détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre, L225-35), d’évocation (il se saisit de toute question intéressant la bonne marche de la société et règle par ses délibérations les affaires la concernant, art L225-35 al 1er)
Mais certaines limitations aux pouvoirs du conseil d’administration sont prévues par l’article L225-35 al 1er :
- Selon le principe de spécialité le conseil exerce ses pouvoirs dans la limite de l’objet social
- Le conseil doit également exercer ses pouvoirs dans la limite fixée par la loi aux assemblées d’actionnaires. Ainsi il ne pourrait révoquer l’un de ses membres, déterminer le montant global des jetons de présence, décider l’émission d’un emprunt obligatoire, toutes ces questions relevant de la compétence de l’AGO (Art L 225-18 al 2, L225-45, L228-40). Il ne saurait a fortiori modifier les statuts de la société à la place de l’assemblée générale extraordinaire (L225-96 al 1). En pratique la violation directe de la compétence des assemblées ordinaires ou extraordinaires est cependant exceptionnelle. Plus délicate est la question de la violation indirecte, lorsque sous l’apparence d’un acte de gestion il y a en réalité risque de modification de l’objet social ou même de dissolution de la société (Com 24 juin 1997 affaire Salle Gaveau).
En l’espèce l’étroitesse de la définition de l’objet social implique la modification de l’objet social.
L’acte que va réaliser le conseil d’administration réalise une modification indirecte de l’objet social.
De plus, l’intervention de l’AGO ne validerait pas pour autant l’opération, cette dernière étant du ressort de l’AGE et les règles répartissant les compétences entre les deux assemblées sont impératives.
Remarque : Ce n’est que dans des cas exceptionnels que le conseil d’administration est habilité à prendre une décision modifiant les statuts, car une telle décision relève normalement de la compétence exclusive de l’assemblée générale extraordinaire. Il en est ainsi lorsque le conseil :
- Décide de transférer le siège social dans le même département ou dans un département limitrophe sous réserve de ratification par l’assemblée générale ordinaire.
- Procède à l’augmentation ou la réduction du capital social conformément à la délégation de l’assemblée générale extraordinaire.
- Apporte les modifications nécessaires aux clauses des statuts en cas de conversion d’obligations convertibles en actions, d’utilisation de bons de souscription attachés aux obligations avec bons, d’émission d’actions en paiement du dividende ou de conversion d’actions amorties en actions de capital.
La nullité de la délibération peut-être demandée par les époux Morin pour non-respect du principe de hiérarchie des organes sociaux mais aussi pour violation de l’article L225-96 et L225-121.
3) L’instauration d’un dividende majoré suppose la convocation d’une AGE, car elle implique une modification des statuts (L232-14)
Or, certaines actions font l’objet d’un démembrement du droit de propriété. Le droit de vote est attribué selon les cas à l’usufruitier et au nu-propriétaire. Le droit de vote appartient au nu-propriétaire dans l’AGE, et à l’usufruitier dans les AGO (L225-110 al 1er).
Remarque : Art 1844 C Civ ne s’applique pas ici
Par conséquent, Christiane, pourra participer et voter lors de l’AGE, Marius ne disposera pas quant à lui de droit de vote.
Remarque :Christiane pourra assister aux AGO mais sans voix délibérative car si les statuts peuvent accorder le droit de vote en totalité à l’usufruitier ou au nu-propriétaire, ils ne peuvent pas priver le nu-propriétaire du droit de participer aux décisions collectives (com, 4 janvier 1994). Le nu-propriétaire ayant la qualité d’associé, il bénéficie du droit de participer aux décisions collectives (art 1844 al 1er Cciv).
Pour que la décision soit adoptée, elle doit obtenir la majorité des 2/3 des voix dont disposent les actionnaires présents ou représentés. (L 225-96).
Or, Popeye qui dispose d’une minorité de blocage (7600 actions) est hostile au projet. Néanmoins, il n’a pas encore versé à la société le montant de ses actions après une mise en demeure de la société en date du 03/04/02.
L’article L228-29 prévoit qu’à l’expiration d’un délai de trente jours à compter de la mise en demeure (art 210 du décret du 23 mars 1967), les actions sur le montant desquels les versements exigibles n’ont pas été effectués cessent de donner droit à l’admission et au vote dans les assemblées d’actionnaires et sont déduites pour le calcul du quorum.
En l’espèce, la réunion se tiendra le 7 mai 2002, soit plus d’un mois après la mise en demeure de la société, l’opposition de Popeye sera donc sans effet sur le vote de la résolution. Il semble qu’elle puisse être adoptée car le reste des actionnaires y est favorable.
Enfin bien que Christiane n’ait pas été régulièrement convoquée à l’AGE (art L225-103s), l’action en nullité n’est pas recevable si tous les actionnaires sont présents ou représentés lors de l’AGE.
La nullité, qui sanctionne toute assemblée irrégulièrement convoquée ne sera pas recevable en l’espèce (si l’on suppose que tous les actionnaires sont présents ou représentés à l’assemblée, deux hypothèses sont donc envisageables).
4) En principe, tout associé a le droit de rester dans la société et ne peut-être exclu ni contraint de céder ses actions contre son gré.
- Toutefois dans certaines hypothèses, les actionnaires peuvent se retrouver exclus de la société (un actionnaire qui n’a pas libéré ses actions L228-27, en cas de défaut de conversion des titres au porteur en titres nominatifs, « squeeze-out »)
- Qu’en est-il des clauses statutaires ?
La jurisprudence ne s’est pas nettement prononcée, mais les a admises de manière implicite (com 13 décembre 1994, affaire midi libre)
Certaines conditions doivent être respectées.
Cette clause doit figurer dans les statuts d’origine ou être introduite en cours de vie sociale par décision unanime des associés.
Les statuts doivent fixer avec précision les clauses d’exclusion, les conditions de rachat (organe compétent, procédure à suivre, fixation de l’indemnité, respect des droits de la défense) déterminées de manière objective et ne comporter aucun risque d’exclusion arbitraire.
Le rapport Marini était favorable à une exclusion pour juste motifs (p71). Il n’est pas certain en l’espèce que l’unanimité nécessaire à l’adoption d’une telle clause soit atteinte.
En l’espèce la contestation des minoritaires est légitime (le projet est ambitieux et présente des risques), elle ne peut constituer une cause légitime de révocation.
Barème:
1) 2,5 pour la première question, 4,5 pour la deuxième
2) 5 points
3) 5 points
4) 2 points
Style et raisonnement 1 points